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    L'odeur maternelle de l'étable

    Souvent le matin, en sortant de chez moi, l’air embaume une odeur d’étable. J’habite en effet sous le vent d’une exploitation laitière distante de quelques kilomètres. Cette odeur merveilleuse éveille en moi dans le matin frais une multitude de souvenirs d’enfance. Ma madeleine de Proust à moi, elle sent la merde de vache. J’en suis très fier, et vais tenter de vous faire partager ce que convoque le souvenir de ce délicat fumet. 


    Je n’ai pas grandi à la ferme. Enfin pas complètement. J’y passais une grande majorité de mes mercredis tout de même, ainsi que de nombreuses vacances.

    J’y ai suffisamment passé de temps pour connaître très jeune la visite et surtout l’office mystérieux du vétérinaire inséminateur. Ce type arrive généralement à l’improviste. Après avoir sacrifié aux différents aspects du protocole plus ou moins alcoolisé de l’accueil dans la cuisine avec mon Pépé, il se dirige vers sa voiture. Il chausse ses bottes et se saisit de sa mallette. Arrivé à l’étable, toujours à grands pas pressés, il dispose son matériel près du tank à lait. Il chausse un très long gant et plonge son bras jusqu’à l’épaule directement dans le tractus génital de Madame la vache. Il vide le contenu d’une seringue mystère dans l’utérus bien profond de la bête. Voilà pour le romantisme du crac-crac bovin.

    J’y ai également assisté très jeune au vêlage de la bête. Un peu plus de neuf mois après la visite de l’inséminateur en effet, la vache met bas. On dit qu’elle vêle. La bête est agitée les jours qui précèdent le terme de la gestation. Mon Pépé aussi. Tout à coup, en pleine nuit, on entend des bruits dans l’étable. Forcément, la curiosité y attire l’enfant qui descend en bottes de caoutchouc et en pyjama. Pépé est tout décoiffé et sa casquette a volé à travers la pièce. Des jurons infernaux traversent la nuit. Leur prononciation en breton ajoute au caractère blasphématoire des mots. L’enfer est convoqué là où attendrait la crèche de la nativité. L’enjeu économique pour toute la famille est considérable. On le saisit très vite au regard fou de Pépé, même quand il croise des yeux de huit ans. On va chercher la vêleuse : un nœud coulant sur les antérieurs du veau qui pointent avec son museau, l’autre bout de la corde au tambour d’un treuil fixé à une armature finie par un cerceau que l’on appose sur la vulve de la bête. Accouchement mécanisé d'urgence dans la nervosité et l’affolement général. Puis le veau est là. La vache le nettoie affectueusement à coup de langue baveuse. Enfin arrive la délivrance, ce qui reste à sortir après le petit.

    J’ai souvent aussi, conduit le troupeau aux champs le matin, armé d’un drapeau rouge pour traverser la route et nous signaler aux automobilistes. Armé d’un bâton de noisetier également pour limiter avec autorité le broutage des pensées que les villageois tentaient de faire pousser au seuil de leurs maisons. Une lente procession sur un à deux kilomètres au rythme des laitières et de leurs pis qui dodelinent lourdement entre leurs maigres pattes arrières. Pèlerinage au cul des vaches qui maculent l’asphalte de leurs bouses flasques et éclaboussantes. Arrivé au champ, on ferme la clôture électrique, le « bugul », le berger en breton. Un dispositif très ingénieux qui délivre une intensité électrique considérable par impulsions dans un fil métallique en périphérie du champ. Satané « bugul » sur lequel, grand distrait, j’urinai un jour par inadvertance. Une bien mortifère étourderie qui me fit découvrir les profondeurs méphistophéliques de la douleur d’une électrisation intime.

    Le retour à l’étable vide est synonyme de vidage à la fourche. La couche souillée du troupeau, nommée fumier, est ce mélange de paille de blé (jadis, d’ajoncs), de bouses et d’urine. Le travail est manuel. L’évacuation se fait à la brouette. Le précieux produit fertilisant est entreposé au centre de la basse-cours, en attendant la saison de l'épandage. L’odeur ammoniaquée est saisissante. Elle vous prend les sinus, la trachée puis les bronches. Les fourchées sont lourdes. Pépé transpire sang et eau dans sa salopette « Mont-Saint-Michel ». Enfin, le travail se termine par l’agencement d’une couche de paille fraîche et accueillante. Le contraste avec l’état antérieur de l’endroit nous donnerait presque envie de nous y coucher aussi. Mais Pépé m’entraine à la cave. Un verre Duralex renversé sur la clef de la barrique de cidre attend de m’initier à la récompense alcoolisée du travail accompli.

    La maison de mon Pépé porte les traces de l'ancien mode de chauffage central. La bâtisse était séparée en deux par une fine cloison de bois. D’un côté la famille, de l’autre, les vaches. Astuce écologique qui autorisait les premiers à profiter de la chaleur des autres en hiver. De leurs odeurs aussi, m’a-t-on dit. Aussi sans doute portai-je en moi une part de cette proximité qui fut celle de mes aïeux. Comme dit le Prophète Jérémie (31), « Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées. »

    Il y a donc en moi de cette proximité maternelle et bienveillante avec le genre bovin. C’est bon que cette odeur me le rappelle le matin, en partant au travail.


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