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Mon poissonnier me colle la pression
Mon poissonnier a les doigts boudinés.
Oui, car dans le cadre de l’exploration de mes rapports à la bouffe, sujet qui nous tient depuis plusieurs publications comme vous l’avez remarqué, j’ai décidé cette fois de parler un peu poisson. J’ignore pourquoi chez moi, la vision d’un étalage de cette nature suscite l’effet de la sonnette chez le chien du célèbre PAVLOV. Autant au rayon yaourts, je pourrais disserter longuement sur des processus industriels obscurs en forme d’arnaque marketing - ce qui est un pléonasme - autant le rayon boucherie me fait lever le sourcil suspicieux de l’hippophage modéré, autant la poissonnerie est le lieu où j’ai grande peine à refreiner mon appétit sauvage pour les bonnes graisses oméga truc un peu crues et qui sentent la marée.
La foule grouillante des crustacées où j’aimerais plonger la main. L’aiglefin en filets, finement levé par la technique de l'homme de l’art. La lotte lascive, voire flasque. Ah, les plies et les raies ! Et puis ces demoiselles dorades offertes sur un lit de glace pilée...
Calmons-nous et revenons à nos commissions, si vous voulez bien.
Chaque semaine, aux fins de nourrir la nichée de morfales qui occupe mon logis, je fais donc l’emplette d’un ou plusieurs morceaux de dos de cabillaud. Oui. Car on dit cabillaud. La morue, qui désigne le même poisson, ça fait moins chic. Certains finaudent et disent morue pour ce poisson sous forme séchée et cabillaud lorsqu’il est frais. Qu’importe, ce qui nous intéresse chez la morue-cabillaud, c’est l’absence d’arrêtes dans sa chair. Ça le rend juste comestible aux rejetons les plus chiants devant une assiette de poisson…
Notre jeu, à moi et mon poissonnier, le type aux doigts boudinés dont je vous parle. Oui, car malgré un physique à jouer un branleur dans un film de Ken LOACH, genre bagarreur tout sec avec taches de rousseur, qui sans ce fichu destin brisé par une obscure détermination sociale injuste, aurait pu connaître la gloire d'une carrière de grimpeur dans une équipe de tricheurs cyclistes. Malgré cela donc, il a des mains curieusement terminées par des doigts tout boursoufflés. Le froid et l’humidité sans doute. Comme si la nature avait disposé un circuit spécial anti-onglée chez ce type. Des doigts irrigués par une grosse artère branchée directement au ventricule gauche, ce qui lui fait des doigts rouges et boursoufflés. Drôlement turgescents.
Notre jeu disais-je, est de parier de visu à l’étalage sur le poids des morceaux qu'il me sert. L’autre jour, j’avais dit 650 grammes pour le total des deux petites pièces, là. Il avait misé sur 640 grammes. La balance nous a départagés avec un total de 648 grammes.
J’ai gagné cette fois-là. Ça l’a un peu froissé. Et j’ai bien senti que la prochaine fois, il faudra renouveler l’exploit pour être à la hauteur.
Un peu de pression sur mes épaules.
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Commentaires
Quand le poissonnier s'est présenté, je n'en avais pas vraiment fini avec le "bushmen en ville", celui-là qui me gênait un peu aux entournures neuronales. Je ne savais pas dans quel placard le remiser. Je le soupçonnais en effet d'avoir quelque affiliation avec les ectoplasmes qui, parfois, s'obstinent à me filer le train quand je pose le pied à Montparnasse. Ce sont par ex. des Soaze et des Maryvonne qui, fraîchement débarquées du bourg, auraient posé leur valise pour scruter une adresse griffonnée sur un bout de papier. Chambre de bonne ou bordel, croient-elles y lire, quand elles savent lire? Les viscères du destin sont si impénétrables! Je le trouvais encombrant, ce bushmen...
C'est donc avec enthousiasme que j'ai accueilli le poissonnier, thuriféraire du grand bleu qui, entraînant inévitablement dans son sillage des rafales iodées striées de mouettes narquoises, est susceptible d'aérer les angles obscurs des photos noir et blanc -pour peu qu'il en reste, des photos-
Et, gastédié, s'est dit la paimpolaise! Avait-il besoin, parmi les multiples espèces comestibles qui peuplent les océans, de promouvoir particulièrement la morue? Ce n'est pas de sa faute, à ce poissonier. Il n'est pas censé savoir, bien sûr, que la paimpolaise entretient avec ce poisson, délicieux au demeurant, un rapport ambigu auquel n'est pas étranger le mythe localement surexploité du fisherman islandais. Ce conte du pêcheur de morue provoque encore au pays quelques réactions allergiques, rares, il faut l'avouer, tant les héritiers s'en font rares et tant les émois des estivants sont solubles dans le plateau de fruits de mer.
Mais moi-même, justement, en ma qualité de paimpolaise -qui est tout sauf une qualité, mais un point de vue passionné - je sais bien encore que les cordages qui pouvaient doubler cinq fois de volume par le gel devenaient aussi gros que les doigts. Et bien plus gros que ceux des petits mousses par conséquent. Et qu'au bout des doigts, il y avait le mal blanc, la "fleur d'Islande". C'est assez poétique en fait comme nom, pour un panaris inguérissable. On pourrait en faire un roman dont le héros serait un beau pêcheur sauvage à barbe blonde. (Tiens, on m'apprend que c'est déja fait?)
Ce que j'aime bien-aussi- dans votre cahier, c'est qu'il y a des textes qui agitent un peu la Bretagne en moi. Et la Bretagne est insomniaque sans ses revenants. Merci.